U ne société n'est pas un bloc solide qui
converge vers une même destinée, elle se compose d'ensembles disparates qui ont chacun
leur projet pour le futur, leur politique pour le présent et leur manière de raconter
l'Histoire. Prenez par exemple la fable sur «de Gaulle libérant la France» ou celle sur
«le socialisme réel» ou «le socialisme dans un seul pays» ou celle des USA «plus grand
pays libéral et démocratique»: pour le socialisme sauce soviétique, pas trop besoin de
détailler, du moins de ce côté-ci, car en Russie on ne peut dire qu'il y ait vraiment une
réévaluation de l'Histoire, ce serait même plutôt la réhabilitation du «Petit Père des
Peuples», depuis quelques temps; les États-Unis sont censément une nation économiquement
libérale, et même ultra-libérale, alors que depuis que les franges socialisantes des
partis démocrate et républicain s'imposèrent après le krach de 1929, la majeure partie
des gouvernements menèrent des politiques d'orientation assez ou très social-démocrates,
avec des variations sur le dirigisme et le welfare state, mais des variations
assez faibles. C'est vrai aussi pour l'administration Bush, qui est
particulièrement dirigiste depuis fin-2001 / début-2002 et semble vouloir infléchir sa
politique sociale avec une pincée de welfare state. Rien n'est simple: d'un sens
les USA sont le dernier bastion du soviétisme, simplement ils ont «privatisé» leur
bureaucratie. Privatisé entre guillemets car les ressources principales de cette
bureaucratie sont toujours assurées par les structures d'État, fédérales ou locales,
directement (subventions) ou indirectement (crédit d'impôt). Quant à Charles de Gaulle,
on peut le voir comme un opportuniste qui sut au bon moment créer un mouvement qui prit
sa légitimité tardivement en noyautant certaines organisations de résistance en France
comme à l'étranger, et surtout profita de l'avancée des FFL pour capter autour de lui
des suffrages qui auraient dû en toute logique aller vers ceux des vrais libérateurs qui
avançaient en même temps que les armées alliées; ensuite, il parvint pendant un temps à
s'emparer du gouvernement en s'alliant avec des partis très liés aux deux vainqueurs de
l'heure, USA et URSS, mais quitta le pouvoir quand des forces plus autonomes parvinrent à
infléchir la politique de l'État d'un côté qui ne lui convenait guère. Le génie de notre
général fut de se bâtir une légende assez éloignée de la réalité historique, notamment de
se rallier ces centaines de milliers de «résistants» d'après mai 1944 qui écrasèrent sous
leur poids les quelques dizaines de milliers d'avant cette date.
Peu importent les détails, compte ceci: la plupart des personnes qui écrivirent
l'Histoire après 1944 avaient aussi nécessité à en donner une vision assez différente de
celle effective. Mais l'Histoire est une perpétuelle réinvention, pour des raisons
diverses: les vainqueurs comme les vaincus ont des choses à cacher; on décide une
amnistie qui implique l'oubli de certains épisodes; les puissants du jour ont besoin de
s'inventer un passé plus glorieux (et parfois moins honteux) que celui effectif; des tas
de personnes falsifient sciemment leur curriculum et celui des organismes et
institutions auxquels ils participèrent, pour «se refaire une virginité» politique,
économique et sociale, etc. Ce que j'écris là n'est pas mystérieux, tout le monde peut le
voir et le savoir, par exemple, il est notoire que dans la période 1945-1970 environ, le
récit sur la période 1937-1944, particulièrement la période de l'État français, fut très
éloigné de la réalité: on aurait cru qu'il n'y eut alors que des FFI, des FTP, des FFL et
des anti-pétainistes sur le territoire français. En fait, l'Histoire c'est deux choses
qui se superposent: une lutte à très long terme entre groupes d'activistes qui cherchent
à prendre, gagner, conserver ou reprendre le pouvoir, et une évolution à termes multiples
des sociétés où se déroulent ces luttes avec, régulièrement, des modifications rapides et
profondes. Rapides à l'échelle du temps des sociétés, soit de cinq à cinquante ans.
On peut dire que d'une certaine manière l'Histoire réelle ressemble beaucoup au thème
des films et de la série télé Highlander: des êtres immortels et invisibles mènent
une guerre souterraine en manipulant en sous-main des mortels; de temps à autre un de ces
immortels est tué par un adversaire, mais un autre immortel continuera le combat de celui
qui vient de mourir, son âme et son corps s'enfuyant dans les cieux. Bien sûr, ces films
ne décrivent pas une situation effective, c'est une version symbolique d'un phénomène lui
aussi assez connu: les idéologies. Si l'on ne prend que la zone actuellement couverte par
l'Union européenne (l'UE), il existe plus de 30 grandes idéologies à l'œuvre, de plus ou
moins de prégnance, depuis celles héritées de l'Antiquité grecque et romaine jusqu'aux
plus récentes versions du socialisme et du libéralisme, plus l'écologisme, en passant par
quatre ou cinq grands courants chrétiens et divers modèles politiques, cela sans compter
les dizaines voire les centaines d'idéologies politiques, religieuses, philosophiques,
sociales, à caractère sectaire — au sens où elles ne mobilisent que des groupes faibles
en nombre de membres. Toutes visent au même but: faire triompher leur projet.
Vous n'ignorez pas je pense qu'en 2005 en France existent deux blocs idéologiques
principaux, «la droite» et «la gauche», divisés eux-mêmes en trois ou quatre courants,
plus ceux extrémistes, soit une dizaine de projets politiques assez importants et plus ou
moins compatibles. Nombre de ces courants se revendiquent d'idéologies remontant à plus
de deux siècles. Et leurs partisans usent parfois de moyens fort peu recommandables pour
tenter de parvenir à leurs fins, jusqu'à l'assassinat d'opposants ou aux massacres et aux
déportations en masse. Parmi ces moyens il y a aussi l'infiltration, le noyautage, le
retournement d'agents adverses, la corruption, le chantage, etc. Bref, l'histoire de ces
courants fait parfois taches dans l'Histoire. Et régulièrement, quand certains groupes
atteignent à un équilibre en limitant l'influence des groupes les plus perturbateurs, ils
s'entendent pour «réévaluer l'Histoire», manière polie de dire: falsifier l'Histoire
factuelle par l'élaboration d'un roman national parfois très éloigné de la réalité —
cf. l'Histoire de la deuxième guerre mondiale telle qu'on la racontait jusqu'au
début des années 1980. Ne pas oublier que le premier président à reconnaître, seulement
en 1995, le rôle moteur de l'État français dans la déportation des Juifs de France, fut
Chirac. Quant à l'adhésion massive des gouvernements français, de 1940 à 1944, à la
«politique européenne» de l'Allemagne nazie, sensiblement on attendra encore quelques
temps pour que cela entre dans nos manuels scolaires…
Il y a au moins trois manières consistantes de raconter l'Histoire de l'Europe (qui
inclut depuis cinq siècles les Amériques) pour la période 1850-1950 environ, dont aucune
ne ressemble à l'Histoire officielle telle qu'on la raconte encore dans la France du XXI°
siècle commençant: 1) une immense guerre civile continue avec des points d'échauffement
locaux ou régionaux et trois échauffements généraux entre 1912-1913 et 1945-1946 (la
crise économique alentour de 1930 est autant que les deux «guerres mondiales» un
échauffement généralisé); 2) une guerre transnationale tantôt secrète, tantôt ouverte,
entre «réactionnaires», «conservateurs», «réformistes» et «révolutionnaires», avec
alliances changeantes, conservateurs et réformistes tendant à converger dans les périodes
de grande détente ou de grande tension, le partage se faisant entre ces deux groupes dans
celles de tension moyenne; 3) une succession de complots de plus ou moins d'ampleur entre
«anciens» et «modernes» en vue de manipuler les foules pour éliminer ceux de l'autre
camp. Ces trois analyses ne sont pas exclusives, et on peut même dire que les guerres
civiles «chaudes» sont les pointes émergées des complots à l'œuvre dans la société. Le
but des historiens scientifiques est de restituer une image aussi exacte que possible de
la période qui fait l'objet de leurs études, et secondairement de retracer la manière
dont s'est construit le «roman national» concernant cette période. Car si les mythes même
ne sont pas des éléments de l'Histoire, leur élaboration est en revanche un sujet
d'Histoire comme les autres.
Problème pour l'historien, comme vous et moi il a ses opinions. Je reprécise que je
parle de l'historien scientifique, non de l'historien journaliste ou romancier qui ont,
pour eux, le but délibéré — mais pas toujours explicite — de raconter les choses de leur
point de vue. Par exemple, avec les défunts André Castelot et Jean-François Chiappe ou le
toujours vif Alain Decaux le contrat est clair: ce sont des historiens de parti-pris, qui
certes travaillent avec sérieux mais ne cachent pas leurs positions idéologiques
relativement aux sujets traités; en revanche, quand je lis les travaux de François Furet,
j'en attends ce que je n'y trouve pas, une sorte de débat contradictoire entre sources
divergentes sur des questions problématiques qui sont des enjeux idéologiques forts: sous
les aspects du travail scientifique, il diffuse en réalité une lecture idéologique des
choses qui ne dit pas son nom. Pire, il essaie de disqualifier les autres points de vue
en mettant en doute leurs sources pour ne donner un statut de vérité qu'aux seuls
siennes. François Furet est typique de ces gens qui s'attachent à écrire le roman
national, pour lui en faveur d'un groupe nostalgique du système politique en place du
début du XVII° siècle à 1789; il n'est que le dernier d'une longue série de ces
présumés historiens de type négationniste qui ont, dès le début du XIX° siècle, tenté de
montrer que l'échec de la Révolution française de 1789 fut dû à des causes internes,
notamment du fait des violences de la Terreur. Mais ce n'est pas plus négationniste que
la présentation de cette révolution comme un succès d'où la III° République serait la
directe héritière, ce qui est assez douteux.
Mais il y a beaucoup d'historiens honnêtes, du genre dit révisionnistes, bien que le
mot, abusivement utilisé pour désigner le négationnisme, soit quelque peu galvaudé ces
derniers lustres. Le révisionnisme est intrinsèque à une Histoire scientifique:
l'historien doit s'attacher à réinterroger sans cesse la période qui fait l'objet de son
attention aux lumières d'éléments ou d'éclairages nouveaux, bref, réviser ses conclusions
sinon en permanence du moins assez souvent. C'est par l'accumulation de travaux
contradictoires qu'on peut tenter de discerner mieux la réalité du passé. Tiens, les
mots “révisionniste” et “révisionnisme” sont une illustration de la manière dont on peut
réécrire l'Histoire: la «novlangue». On sait depuis longtemps que le roman 1984 se
lit plutôt “1948” et comme la majeure partie des récits du genre dystopique, il fut un
commentaire de la réalité de l'époque; dans l'idéologie d'après-guerre, on le lut comme
une description terrifiante de l'URSS, par après on le lut comme une critique de la
société britannique; il y parle en fait de toute société en tout temps juste avant,
pendant et juste après une guerre, surtout une guerre civile, où les divers groupes,
avant tentent d'imposer leur acception de termes rassembleurs (“liberté”, “démocratie”,
“peuple”) et diffusent des informations fausses ou fallacieuses pour déstabilister les
adversaires, pendant continuent leur travail de désinformation pour mieux mobiliser leurs
troupes et réalisent l'opération propre de la «novlangue», proscrire les termes
«démoralisants» et redéfinir ceux qui serviront pour la propagande, et après valideront,
pour ceux des groupes qui auront survécu et se seront imposés, leur interprétation propre
des événements durant la crise et des mots «fédérateurs» (mais diviseurs…) de la période.
Bien sûr, ça va plus loin, en ce sens que, sur la durée, ce gauchissement des faits et
des mots finit par s'imposer et par devenir «la réalité» pour une période parfois très
longue. Pour prendre un récit plus ancien, celui de la «conversion au christianisme» de
empire romain, on a cette fable pour enfants, la «conversion miraculeuse» de Constantin
au début du IV° siècle, suite à quoi la religion chrétienne s'imposa pour finir, en 380,
par devenir religion d'État. Oui, mais quel «christianisme» ? Mutatis mutandis,
ça ressemble beaucoup à l'usurpation de la mouvance lénino-trotsko-stalinienne, cette
récupération douteuse des doctrines socialistes et communistes de la fin du XIX° siècle
en vue de s'imposer comme seul groupe au pouvoir parmi les groupes activistes, lors de la
révolution de 1917, ou plus exactement, de la deuxième révolution de 1917. Si les
conditions et les méthodes diffèrent, le principe général est le même: face à l'avancée
inéluctable d'une doctrine nouvelle les personnes au pouvoir tentent en un premier temps
d'éliminer les dirigeants et les idéologues par l'exil, l'emprisonnement, la liquidation;
du fait de son attractivité, la doctrine se répand au point qu'il devient problématique,
pour la survie même de la société, de continuer à lutter frontalement contre elle; dans
un deuxième temps les groupes actuellement au pouvoir vont reprendre une partie de cette
doctrine, celle la moins problématique, et intégrer ceux de ses tenants les plus faciles
à corrompre ou à faire chanter (quitte souvent, pour le chantage, à fabriquer des preuves
pour des délits ou crimes imaginaires) et — concernant les faussses preuves — en montant
des «affaires» totalement fictives; cela aussi n'a qu'un temps, et en troisième lieu les
groupes au pouvoir vont constituer des groupes de réflexion pour inventer une doctrine
reprenant les termes et les dogmes de celle nouvelle pour les «réinterpréter», et c'est
la phase proprement dit de “novlanguisation” du vocabulaire; ensuite, les groupes au
pouvoir vont, à l'occasion d'une crise plus grave que les autres, simuler un changement
des institutions en faveur de la doctrine nouvelle, qui n'est en fait que cosmétique, les
structures réelles restant factuellement celles de la situation antérieure, simplement
rebaptisées avec des termes de la doctrine nouvelle.
Les choses ne fonctionnent pas dans un seul sens: si au départ les groupes au pouvoir
ont un avantage certain, celui de contrôler les instruments de «relation sociale» au sens
strict (voies et moyens de communication, postes de commandement, appareil d'État, etc.)
et bien sûr détiennent une grande partie du capital social (sont réputés «propriétaires»
de la plus grande part des biens immobiliers, mobiliers et fiduciaires), leurs opposants
ne sont pas dépourvus de moyens: d'abord, ils disposent d'une idéologie plus puissante
que celle des «puissants» de l'heure, sinon elle ne s'imposerait pas; ensuite ils sont
tout autant capables que leurs adversaires de faire de la désinformation, de manipuler le
langage en leur faveur et de répandre de fausses nouvelles; enfin ils disposent de quatre
instruments de «noyautage de la société» qui ont fait leurs preuves depuis longtemps sous
divers noms, «la conversion», «l'entrisme», «le retournement» et «la scission».
La conversion est cette opération par laquelle on parvient à convaincre des tenants de
la doctrine sociale en cours qu'il vaut mieux, pour la société, adopter la nouvelle: si
elle atteint surtout, au début, les «classes moyennes cultivées» et les «prolétaires» les
plus vifs d'esprit, elle atteint cependant toutes les couches de la société, y compris
des membres influents des organes de contrôle de la société; l'entrisme consiste, comme
son nom l'indique, à entrer en (petite) masse dans des groupes constitués qui appuient le
pouvoir en place, de manière à influer sur ses orientations; ça marche plus ou moins, car
le plus souvent les opérations d'entrisme sont suivies d'un «sortisme» souvent violent,
les factions ainsi entrées étant exclues du groupe pénétré pour cause de sédition; mais
les «entrants» ne sont pas particulièrement naïfs et savent très bien que c'est ce qui se
passera, leur but ici est double: permettre à un certain nombre d'entre eux, ceux qui ne
seront pas identifiés comme «entrants», de rester dans le groupe et, à leur niveau, de
continuer à y diffuser la doctrine nouvelle, puis entraîner dans leur sortie un certain
nombre de membres du groupe qui auront été convertis pendant leur pénétration, ce qui à
la fois renforcera leur propre groupe et affaiblira celui visé; le retournement est le
pendant de l'intégration par le groupe au pouvoir d'éléments corrompus: tout pouvoir va,
face à la montée des tenants de la doctrine nouvelle, y placer des agents qui simuleront
la conversion pour les espionner de l'intérieur; le plus souvent, ces agents sont assez
faciles à détecter, et les nouveaux doctrinaires, loin de les dénocer et de les exclure,
vont au contraire les faire progresser dans l'appareil, leur confier des responsabilités,
leur assurer la meilleure formation doctrinale, cela pour plusieurs raisons: qu'il «fasse
semblant» ou non d'adopter la nouvelle doctrine, ça n'a pas vraiment d'importance puisque
comme «agent secret» il devra, sauf à se découvrir, agir réellement en conformité avec la
doctrine, donc à quoi bon l'exclure ? Le faire progresser dans l'appareil a deux
effets: plus il sera visible dans le groupe plus il sera obligé d'agir selon la doctrine,
et aussi, sa montée dans l'appareil le rendra suspect aux yeux de ses commanditaires, si
il est à cette position, ne serait-il pas réellement converti ? Enfin, confier à un
agent des responsabilités et lui assurer une bonne formation doctrinale ne peut pas être
sans effet, et il est probable que, dans l'action et comme moteur de celle-ci, il sera
amené à considérer qu'en effet cette doctrine est plus efficace que celle en dominante.
La scission se fait en général assez tardivement: après plusieurs phases d'entrisme,
vient un moment où le nombre des «convertis» à tous les niveaux devient suffisant pour
qu'un groupe autonome ayant les caractéristiques formelles du groupe pénétré mais animé
par la doctrine nouvelle puisse représenter un groupe «légitime» (censément «du côté de
l'ordre en place») stable et bien établi dans les organes de contrôle de la société.
À court et moyen terme, les groupes en place auront l'avantage; à plus long terme —
précisément, quand les tenants de l'ordre actuel devront mettre en place des structures
et des doctrines imitratrices de la doctrine nouvelle — les tenants de l'idéologie qui se
déploie commenceront à prendre le dessus, et in fine cette doctrine nouvelle
s'imposera.
Les tenants de l'ordre en cours sont au fond des êtres naïfs: ils croient que mettre
en place des institutions faussement reprises de la nouvelle doctrine ne changera pas la
structure sociale, ce en quoi ils se mettent le doigt dans l'œil: en un premier temps ces
changements de surface ne provoqueront effectivement pas de changement profond, mais avec
le temps les personnes au pouvoir seront amenées à créer des structures adaptées à ces
institutions, simplement pour pouvoir les maintenir; au départ, ces structures n'auront
pas d'action effective sur la société, mais avec le temps elles acquerront une légitimité
basée sur le constat de leur efficacité fonctionnelle, et les structures qui finiront par
apparaître illégitimes sont celles de l'ancienne doctrine, puisque pour arriver à un même
résultat que les nouvelles institutions elles requerront plus de moyens. Sans parler des
changements globaux de société, on a pu voir ça plusieurs fois au cours des deux derniers
siècles: après la tentative avortée de 1789 et les convulsions qui suivirent, les tenants
de l'ordre ancien finirent par reprendre le pouvoir en 1814, mais les Français avaient pu
goûter aux avantages des structures républicaines d'orientation démocratique, et aucune
tentative de restauration ultérieure ne put faire l'impasse sur le modèle mis en place en
1794 et consolidé par le Premier Empire, s'appuyant sur l'organisation du corps social en
communes, cantons, arrondissements et départements, avec au niveau du pouvoir central des
délégués directs (députés) et indirects (sénateurs). Comme dit ces institutions furent au
départ des simulacres, les «représentants» étant en fait nommés par le pouvoir central,
mais comme dit aussi, la forme dicte le fond, et peu à peu ces institutions prirent leur
autonomie, par simple souci d'efficacité. Autre cas, actuel, la «décentralisation»: les
politiciens de droite sont fondamentalement opposés à cela mais peuvent difficilement
revenir sur les institutions mises en place par les gouvernements de gauche entre 1981 et
1986, qui acquirent leur légitimité avec la désignation au suffrage direct des membres
des conseils régionaux; au départ, si vous vous en rappelez, tous les élus de droite
étaient férocément contre la décentralisation; après l'élection de 1986 ils se prirent à
considérer que ce niveau de décision était un lieu de pouvoir très intéressant, et ils
cessèrent de le remettre en cause; ce fut leur première erreur; la seconde fut l'idée,
face à leur «grande réussite» de 2002, de décider un renforcement rendu constitutionnel
de l'autonomie de décision des régions, qui aurait du s'accompagner d'une plus grande
autonomie en matière fiscale. La déconvenue de 2004 amena le gouvernement Raffarin à
renoncer à ce volet, de manière à conserver un moyen de pression sur ces 22 régions sur
24 qui élirent un exécutif de gauche. Ce qui est une très grosse erreur: chaque fois
qu'une région ne pourra pas mettre en place efficacement une de ses politiques, et
expliquera tranquillement que le gouvernement a opéré un transfert de charges sans lui
donner les moyens de les assumer. Ce qui sera d'ailleurs vrai. Donc, en 2007, «les
responsables» seront les élus nationaux, ce qui donne à penser que cette fois comme les
précédentes la majorité changera, et la gauche n'aura plus qu'a terminer le travail
commencé gentiment par la droite.
Sur ce second exemple, on peut croire que la gauche hésitera à donner aux régions des
moyens accrus de gestion, ce en quoi on se trompe: le caractère hautement démocratique
d'une gestion décentralisée est indépendante de la sensibilité politique affichée des
élus régionaux: si un élu régional a l'intention de rester en position plus longtemps
qu'une seule mandature, il lui faudra par nécessité faire des compromis avec les échelons
supérieurs et inférieurs, faute de quoi il verra sa région s'étioler, et les électeurs
lui exprimer leur désaccord avec sa gestion… Pour peu, et je pense que ce sera le
cas, que la gauche fasse disparaître le département en tant qu'institution républicaine
pour n'en conserver que les attributions administratives, et qu'elle donne encore plus
qu'aujourd'hui des pouvoirs de décision renforcés aux structures intercommunales, la
France s'alignera alors sur le modèle démocratique le plus courant dans l'UE, ce qui va
fatalement faciliter l'intégration politique de ladite UE.
Après ces brèves analyses, revenons à «l'Histoire vraie», si une telle chose existe.
Quoi qu'il en ait paru après 1875 et la pérennisation de la III° République, les choses
ne se firent pas en un jour; c'est que le propre des doctrines nouvelles est de refuser
les changements par la violence. Ce qui bien sûr n'implique pas le refus de son usage
pour lutter, le cas échéant, contre des forces antisociales. Quoi qu'on ait pu vous
raconter sur l'Histoire de la France entre 1789 et 2005, tenez compte de ceci: ceux à
l'origine de la violence sociale sont toujours les tenants de l'ordre ancien; les tenants
de l'ordre nouveau n'ont pas besoin d'user de violence pour s'imposer, sinon pour se
deéfendre, puisque le sens de l'Histoire leur est favorable. Plus haut, j'évoquais la
tendance des tenants de l'ordre actuel à vouloir «noyauter» les groupes en faveur de
l'ordre à venir: ils ont dans l'idée de «découvrir leurs secrets». Or, ils n'ont pas de
secrets. Chez les tenants de l'ordre nouveau, tout est clair, tout est public.
Maintenant, on peut se demander pourquoi les tenants de l'ordre ancien croient à quelque
secret: la réponse est qu'ils imaginent leurs opposants semblables à eux, et eux ont en
effet «quelque chose à cacher». Si la chose factuelle varie dans le temps, sa description
est toujours la même: ce sont des usurpateurs.
Dans un certain état de la société, qu'on dira «le début», tous ses membres sont des
égaux, avec mêmes droits et mêmes devoirs. Dans cet état, la société tient compte des
différences naturelles entre individus pour moduler droits et devoirs, de telle manière
que chaque individu qui se voit attribuer un droit exceptionnel aura comme pendant un
devoir exceptionnel, et s'il a un droit en moins il aura un devoir en moins. Par exemple,
la propriété privée est un droit général dont tout le monde ne profite pas, mais ceux
qui détiennent un droit de propriété on en contrepartie un devoir, celui de le maintenir
dans un état tel que, si elle doit retourner à la collectivité, cette propriété soit a
minima dans son état initial, sinon qu'elle soit améliorée; dans l'autre sens, les
déficients intellectuels n'ont pas, en France, tous leurs droits civiques et civils — ils
ne peuvent pas voter, se présenter à une élection, entrer dans des instances dirigeantes
d'associations, disposer librement de leur patrimoine, se marier sans le consentement de
leurs tuteurs, etc. —; en contrepartie, ils sont aussi exemptés des devoirs afférents,
notamment ils ne sont pas considérés comme pénalement et civilement responsables. Bref,
l'égalité n'est pas l'uniformité, elle implique seulement que, disons, droits et devoirs
s'équilibrent, et ne préjuge pas de droits et devoirs différents selon les personnes.
Par là-dessus, la société institue des fonctions sociales qui seront dévolues à
des membres de la société indépendamment de leurs qualités propres. Pour exemple, on ne
sera pas chercheur en biologie par décret mais par compétence, par contre, n'importe quel
membre de la société jouissant de ses droits civiques est en état de représenter les
autres membres dans des institutions idoines (conseil municipal ou régional, Assemblée
nationale, gouvernement, etc.), ce sont des activités nécessaires au bon fonctionnement
de la société mais ne requérant pas de compétences que quiconque ne puisse acquérir après
une formation de quelques jours, au pire de quelques semaines. «Au début», cela ne pose
pas problème, mais avec le temps les sociétés tendent à se complexifier sans que les
structures organiques évoluent en accord avec cette complexification; avec le temps, ces
défauts d'ajustement font que ces fonctions sociales non spécifiques deviennet de plus en
plus difficiles à exercer, non parce qu'elles sont effectivement complexes, mais parce
que l'écart entre la structure actuel et les besoins sociaux rendent la visibilité de ces
tâches problématique. Il va donc se constituer des sortes de castes ou corporations de
«spécialistes de la non spécialité». La logique voudrait que ces corporations agissent de
telle manière qu'elles contribuent à faire évoluer les structures sociales afin de rendre
de nouveau ces «non spécialités» disponibles à tout un chacun. L'intérêt bien compris des
membres de ces castes va par contre à l'inverse de la logique sociale: plus leur supposé
«domaine de compétence» est (apparemment) complexe, plus leur supposée «utilité sociale»
est grande, donc ils ont plutôt tendance à complexifier qu'à simplifier les structures.
Ces fonctions sociales sont en nombre limité et se définissent en peu de mots: police,
défense, gestion, organisation, médiation, arbitrage. Ce sont les «fonctions régaliennes»
que l'appareil d'État doit prendre impérativement en charge. La police et la défense sont
les deux fonctions les moins spécialisées, a priori n'importe qui est capable de
rappeler à n'importe qui les règles fondamentales de la civilité, et n'importe qui est en
état de prendre les armes pour défendre sa liberté en même temps que celle des autres
membres de la société; a posteriori, il en va autrement dans le cas d'une société
où les fonctions sociales se sclérosent: on verra plus loin pourquoi. L'organisation et
la gestion requièrent un peu plus de technicité, mais rien qui ne s'apprenne en quelques
semaines au plus, pour autant qu'on puisse s'appuyer sur un corps de fonctionnaires dont
les compétences particulières sont indiscutables; pour prendre un exemple simple, on ne
requiert pas d'un chef de gare d'autres compétences que de savoir organiser son service
et de savoir artistement agiter son petit bâton et souffler dans son sifflet; par contre
on espère que les conducteurs de trains et les cheminots qui attachent et détachent les
wagons ont une assez bonne formation… Les élus et les gouvernants sont des chefs
de gare: on leur espère un bon sens de l'organisation mais on ne leur réclame pas quelque
compétence particulière qui requerrait, comme il en va désormais en France, de longues
années d'études spécialisées. Enfin, spécialisées, il faut s'entendre: la formation que
dispense l'ENA est le type même de la non spécialisation, on y apprend à rédiger des
textes qui répondent formellement aux normes en vigueur, on acquiert les élément de base
de la culture administrative, et on «apprend», si dire se peut, à «organiser», ce qui je
le répète demande, dans les pires cas, quelques semaines. Alors, qu'apprend-on vraiment
pendant 27 mois (Français et résidents) ou 18 mois (étrangers) ? Essentiellement, à
prendre des contacts avec des «responsables» déjà en place, si possible des énarques. La
théorie est: formé des administrateurs publics de haut rang; la pratique nous montre que
les choses sont autres: à un instant donné, environ un tiers des anciens élèves sont bien
dans l'administration, environ un tiers dans les postes de direction du privé, environ un
tiers a des responsabilités politiques (gouvernants ou élus).
L'exemple français est intéressant en ceci que contrairement à d'autres pays, tels les
États-Unis, le fonctionnement est assez transparent: «l'élite» préserve se positions en
mettant en place des écoles de transmission des techniques de manipulation des foules et
des groupes, ou quelque chose comme ça. Ce n'est pas strictement cela, mais ça revient au
même en ce sens que, comme pour la justice, il y a un mode de communication à l'intérieur
du groupe qui exclut les non initiés, et comme pour la justice, l'acceptation de ce mode
de communication implique l'acceptation de ce qui se joue: la fermeture de l'accès à des
postes de responsabilité pour qui ne possède pas le code. Du fait, «les foules», qui ne
maîtrisent pas le “bon” code, s'excluent d'elles-mêmes de ces positions éminentes et en
excluent leurs pairs par conviction qu'elles ne seront pas «à la hauteur», de l'autre
identifient les «bons candidats» par leur capacité à utiliser «le langage des maîtres».
Les dernières fonctions, médiation et arbitrage, s'exercent diversement. L'arbitrage a
deux formes essentielles, le règlement des conflits entre pairs et la sanction édictée
par un corps de fonctionnaires ou d'officiers dont la fonction est aussi le métier; la
première forme se voit avec les prud'hommes ou avec les “ordres”, des juridictions très
proches d'un certain corporatisme, et aussi avec certaines «hautes autorités» qui ont
quelques attributions d'arbitrage et de sanction (ART, CSA, AMF…), la seconde est
l'ensemble de l'appareil judiciaire d'État. Le principe général, qui ne se révèle pas si
vrai avec les “ordres”, est que les conflits qui concernent des personnes liées par un
contrat régi par une convention collective doivent se régler entre représentants des
parties signataires de ces conventions, l'appareil d'État traitant des conflits qui ont
lieu dans l'espace social commun privé ou public, ou tranchant en dernière instance pour
les conflits du premier genre qui n'ont pas trouvé de solution. La médiation a deux
formes, «messagerie» et «intermédiation», les «messagers» ayant pour fonction de faire
circuler l'information entre les membres de la société, les «intermédiaires» agissant
pour un tiers pour régler une question contractuelle (avoués, notaires) ou conflictuelle
(avocats, huissiers de justice). Incidemment, il existe des corps rattachés à la justice
qui sont fonctionnellement proches de la police, mais requièrent la mobilisation d'agents
permanents, les «forces de l'ordre» et les «adjoints de justice» (bourreaux, gardiens de
prison), qui interviennent pour les forces de l'ordre lorsque la simple police n'est pas
envisageable et demande l'intervention de techniciens capables de faire cesser un trouble
manifeste de l'ordre public, et pour les adjoints de justice, après une sanction
nécessitant la mise à l'écart ou l'incapacitation temporaires ou définitives d'un
délinquant ou d'un criminel. Ce ne sont pas des fonctions sociales à proprement parler,
mais ces «rôles sociaux» n'existent que parce qu'existe la fonction d'arbtrage.
Le cœur de cet ensemble, son articulation, ce sont les médiateurs: c'est par eux que
les membres de la société peuvent communiquer et s'informer sur son état, par eux que ses
membres, a priori «anonymes», inconnus ou indifférents les uns pour les autres,
peuvent régler en confiance les questions qui peuvent les mettre en contact de manière
continue ou transitoire. Considérant une organisation sociale «pyramidale» à base large
et sommet étroit, les fonctions de police et de défense sont «en bas», celles de gestion
et d'organisation «en haut», celles de médiation et d'arbitrage — comme l'indique leur
nom — «au milieu»; entre «bas» et «milieu», les rôles de forces de l'ordre et d'adjoints
de justice. Les prémisses d'une situation de guerre civile naissent quand les fonctions
«vers le bas» montent jusqu'à être «au-dessus du milieu» — dit autrement, quand police,
défense, forces de l'ordre et adjoints de justice sont «au-dessus de la justice», soit,
au-dessus des lois, mais soumises aux dirigeants. On a alors trois sociétés superposées,
celle «d'en haut» qui fait des lois qui ne s'appliquent pas à elle et par son contrôle
sur les organes de contrôle de la société globale, à la fois se met à l'abri de toute
investigation du «milieu» et impose sa volonté au «bas»; lequel «bas» forme une sorte de
peuple d'esclaves, qui a des devoirs mais pas de droits et a l'incapacité de modifier le
fonctionnement général de la société; le «milieu» a deux possibilités: aller dans le sens
du «haut» ou agir en faveur du «bas». Factuellement, le devenir d'une société sclérosée
dépend largement de l'action des fonctions intermédiaires: quand elles sont plutôt
favorables aux fonctions supérieures on va vers la dictature ou le totalitarisme, si au
contraire elles sont favorables aux fonctions inférieures elles peuvent contribuer au
rétablissement d'un fonctionnement harmonieux. Ensuite on a tout un tas de cas de figure:
les fonctions et rôles «déplacés» (mis au-dessus de la justice) peuvent reprendre leur
juste place ou au contraire s'allier encore plus aux fonctions supérieures et entraver
les velléités de rétablissement de la société des fonctions intermédiaires, ou encore
s'allier aux fonctions inférieures contre les fonctions intermédiaires ou supérieures;
les fonctions inférieures peuvent agir contre les fonctions intermédiaires par peur d'un
changement imprévisible de l'état des choses, s'alliant ainsi de fait avec les fonctions
supérieures, «consentant à leur esclavage»; des acteurs extérieurs peuvent intervenir en
faveur — ou défaveur — de l'un quelconque des «acteurs sociaux», soit pour contribuer à
un rétablissement de la société, soit pour accentuer son déséquilibre; etc.
Une guerre est le moment où une société, étranglée par son déséquilibre, tente de se
rétablir. Elle sera civile ou de frontière selon la configuration des alliances entre
groupes. Mais ceci mérite une autre étude, car durant une guerre l'Histoire est suspendue
et la question de ce texte est l'Histoire, la vraie et celle qu'on (se) raconte.
Juste après un conflit il y a censément un vainqueur et un vaincu; dans le cas d'une
guerre civile, ce n'est pas si simple: sauf à en venir à une «solution» comme celle mise
en œuvre par les Khmers rouges entre 1975 et 1979 ou comme celle du Ruanda en 1994, les
«vaincus», qui vivent dans le même espace social que les «vainqueurs», seront «réintégrés
dans le corps social» peu à peu, certains, les moins compromis ou les plus utiles, très
vite, d'autres après quelques années ou au pire après une génération; problème, ce sont
justement des vaincus, et ils ont le sentiment d'avoir été spoliés, alors que le plus
souvent la société n'a fait que redistribuer le bien social indûment accaparé par ces
vaincus. Autre cas, les «vainqueurs» sont les usurpateurs qui accaparaient ce bien et
vont, pour consolider leur position, accentuer encore le déséquilibre social. Bref, la
fin d'une guerre civile ne résoud pas tous les problèmes, loin de là…
Parlant de problèmes, il y en a un propre aux sociétés à temps long: les rancœurs et
les dépits s'accumulent. Sans même évoquer les périodes antérieures, qui pourtant jouent
leur rôle, les cinq derniers siècles ont vu des groupes divers, qui animé d'un projet
théologique, qui d'un projet politique, perdre leur statut ou ne pas parvenir à imposer
leur projet. Bon, «les sociétés à temps long»… Il n'existe pas de société à temps
court: ces objets ont la particularité de ne jamais disparaître, d'être éternels. Prenez
Carthage: Rome a tout fait pour effacer la moindre trace de son existence, or le simple
fait que je puisse vous parler de Carthage prouve l'échec de Rome et prouve en outre que
Carthage existe encore. Autre particularité, qui elle est effective (“réelle”), elles ont
toutes un «ancêtre fondateur». Une particularité effective pour la raison évidente qu'une
société ne naît pas de rien ni de personne: un jour, quelqu'un a l'idée d'aller voir un
peu plus loin que le bout de sa vallée, il découvre une autre vallée et se dit, tiens ben
j'm'en vas chercher quelques copains et copines et on va s'installer là, y en a marre de
ce vieux con qui nous commande ! Ou quelque chose de plus poétique dans la forme,
mais assez proche dans le fond. Maintenant, l'ancêtre fondateur n'est pas toujours, et
même est rarement celui qui va initier le mouvement, ce sera celui parmi les fondateurs
qui finira par s'imposer comme chef du nouveau groupe. Et voilà que commence le grand
mouvement des dépits et des rancœurs entre partisans de «l'ancien» et du «moderne».
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